C'est assez rare pour mériter d'être souligné : pour une fois, je ne suis d'accord ni avec mon parti (le MoDem) ni avec Bayrou. Je connais la position traditionnelle de Bayrou et du MoDem (qui suit ce que disait l'UDF) sur l'adhésion de la Turquie à l'Europe. La voici :
"il est primordial de fixer des frontières car l'Union ne peut que perdre en force ce qu'elle gagnerait en étendue. En revanche, nous défendons, bien sûr, l'idée de proposer à nos voisins proches (Turquie, Ukraine, ...), dont l'adhésion ne peut être acceptée car elle rendrait la construction de l'Union politique, sociale et démocratique que nous appelons de nos vœux impossible, un véritable et grand statut de partenariat privilégié, pouvant même éventuellement déboucher sur des liens de type confédéral"
Une remarque : de toutes les oppositions à l'adhésion de la Turquie, je trouve néanmoins que celle du MoDem et du Bayrou est la moins populiste et droitière. Elle repose sur un argument de bon sens qui est le risque de dilution de l'Europe si elle ne se fixe pas dans des frontières identifiables. Ça, c'est une véritable question, et pas les c.....ries culturalistes sur le choc des civilisations et tutti quanti.
Il reste ensuite l'état du droit et de la démocratie en Turquie, mais j'ai abordé la question dans un billet récent. Je vais me placer plutôt dans une perspective idéale, c'est à dire d'ici une quinzaine d'années environ. Faisons un peu de politique-fiction : la Turquie est au niveau de la plupart des pays européens en termes de juridictions et de pratiques démocratiques. Son économie s'est emballée et a crû dans des proportions significatives.
Il reste toutefois trois problèmes : le coût à venir de son adhésion et son poids électoral dans un Parlement Européen qui l'intégrerait et enfin ses frontières. Parce que c'est là le dernier obstacle, la Turquie est-elle en Europe ou non ? Je pense qu'il faut en fait considérer la question dans une optique plus large que Bayrou et le MoDem ont bien pressenti, et c'est bien pour cela qu'ils font valoir pour l'Ukraine ce qu'ils disent pour la Turquie.
Clairement, le Caucase, c'est en Europe ou non ? Parce que tout ce qui s'applique à la Turquie vaudra à l'évidence pour tous les pays du Caucase, dont, évidemment l'Ukraine, la Géorgie, l'Arménie, la Moldavie et cetera...Je ne parle même pas de la Russie qui se trouve derrière le Caucase...
Je vais repose la question autrement : les Européens considèrent que le Caucase marque la limite entre l'Europe et l'Asie, tandis que les Arméniens ou les Géorgiens, par exemple, ne la fixent par sur les Monts Atlas mais sur l'Araxe.
Il y a aussi un problème stratégique : si l'Europe s'avançait ainsi aussi près de la Russie, nulle doute qu'elle commencerait à sérieusement réagir à ce qu'elle considérerait comme un empiètement sur sa zone d'influence traditionnelle. La question ne se pose toutefois pas avec la Turquie, puisque Turcs (à l'époque Ottomans), Perses et Russes ont consacré une large part de leur temps au XIXème siècle à se friter pour la domination du Caucase et que la Turquie ne fait donc pas partie de la zone d'influence russe (encore que...j'ai ouï-dire que la Crise de Cuba en 1962 s'était résolue surtout à partir du moment où les Américains ont accepté de retirer leurs fusées de Turquie, en échange de celles, soviétiques, de Cuba...).
J'en viens, par un subtil retournement argumentatif à l'observation que la Turquie serait en fait le seul état du Caucase dont l'adhésion à l'Europe ne générerait pas de hiatus géostratégique...
Ajoutons que le reste de la Turquie se trouve tournée vers l'Europe et correspond historiquement aux Hittites, puis au royaume de Troie puis plus tard, à de nombreuses cités grecques établies sur ses côtes. Je pense que Bayrou, assez logiquement, arrête l'Europe à la Thrace (de l'autre côté de la Mer de Marmara). Or, c'est là que se trouve la ville la plus importante de Turquie, Istambul (l'ex-Byzance/Constantinople). Ankara est à la Turquie à peu près ce que Brasilia est au Brésil : pas la capitale légitime du pays. Le vrai centre névralgique, c'est Istambul.
Et puis, il faut le rappeler : l'empire Seldjoukide s'est effondrée finalement en Turquie. Par la suite, la Turquie (alors Empire Ottoman) ne se tourna plus vers l'Orient, mais eut les yeux constamment braqués vers l'Europe (les Balkans, très précisément) et très tôt, noua des alliances avec des puissances européennes (avec François 1er, par exemple). Elle consacra un temps considérable à se heurter à la Cité des Doges et à l'Autriche-Hongrie. Sur les 5 derniers siècles, l'essentiel de son histoire se déroule en Europe. Elle participa à la 1ère guerre mondiale, qui était une guerre européenne et non mondiale...
Il reste la question de l'identité culturelle, et non du culturalisme. L'Europe a une identité culturelle très forte : la Turquie ne pourra faire l'économie de réfléchir sur son passé européen si elle veut pouvoir ouvrir des ponts culturels avec cette Europe. Il faudra donc creuser sous la coucher de l'Islam, qui est la plus récente, pour retrouver des éléments plus anciens constitutifs de son identité mais oubliés. Je suis convaincu qu'un inconscient collectif ne s'efface pas d'un coup. Si les Turcs, il y a longtemps, ont parlé grec ou latin ou encore hittite, leur inconscient ne l'a pas complètement effacé et il doit en demeurer des traces. Ce sont ces traces-là qu'il leur faudra faire émerger, non pour remplacer ce que les tribus Oghouz ont amené mais pour s'y marier heureusement.
Je pense que stratégiquement, l'Europe aurait un intérêt évident à recevoir un pays dont le positionnement à cheval sur presque trois continents fait un noeud quasiment incontournable. Les Turcs se ressentent comme Européens et veulent adhérer à l'Europe. Pourquoi leur dire non par avance, dans ces conditions ?
Je ne pense pas que la position du MoDem changera avant un moment, et je sais que ma position est ultra-minoritaire pour l'instant au MoDem sur ce dossier, mais je pense que cela vaut le coup de rediscuter les arguments que je fais valoir ici.