J'ai achevé la lecture des deux tomes de l'Esprit des Lois, et je dois le dire : quelle Somme impressionnante ! l'édition Garnier Flammarion se conclut par la Défense de l'Esprit des Lois, de toute beauté aussi.
Manifestement, Montesquieu a eu comme premiers critiques surtout des théologiens ou se disant tels : leur souci essentiel est donc de vérifier si l'ouvrage n'attaque pas le dogme d'une manière ou d'une autre.
Là-dessus, l'argument principal de Montesquieu est de faire valoir que son ouvrage n'est pas un traité de théologie, et, également, que dire qu'un état des choses est supérieur à un autre ne signifie pas pour autant que l'on approuve le premier. Car l'essentiel des quiproquos se font là.
Il semble que le crime suprême, à cette époque, c'est d'être "spinosiste". Spinoza est manifestement l'hérétique du coin, et plus que tout, les théologiens locaux craignent l'apologie de la "religion naturelle".
De fait, l'accusation de spinosisme est le premier souci de Montesquieu, puisque c'est ce qu'il cite en premier dans sa Défense, et à considérer son indignation anaphorique, il n'est pas du tout content de l'accusation :
Jugez donc sur pièces, je cite le début :
Cependant, dans deux feuilles périodiques qui ont paru coup sur coup , on lui a fait les plus affreuses imputations. Il ne s'agit pas moins que de savoir s'il est spinosiste et déiste; et, quoique ces deux accusations soient par elles-mêmes contradictoires, on le mène sans cesse de l'une à l'autre. Toutes les deux étant incompatibles ne peuvent pas le rendre plus coupable qu'une seule; mais toutes les deux peuvent le rendre plus odieux.
Il est donc spinosiste, lui qui, dès le premier article de son livre, a distingué le monde matériel d'avec les intelligences spirituelles.
Il est donc spinosiste, lui qui, dans le second article, a attaqué l'athéisme: « Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une grande absurdité: car, quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui a produit des êtres intelligents ? »
Il est donc spinosiste, lui qui a continué par ces paroles: « Dieu a du rapport à l'univers comme créateur et comme conservateur ; les lois selon lesquelles il a créé, sont celles selon lesquelles il conserve; il agit selon ces règles, parce qu'il les connaît; il les connaît, parce qu'il les a faites; il les a faites, parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance. »
Il est donc spinosiste, lui qui a ajouté: « Comme nous voyons que le monde formé par le mouvement de la matière et privé d'intelligence subsiste toujours, etc. »
Il est donc spinosiste, lui qui a démontré contre Hobbes et Spinosa, « que les rapports de justice et d'équité étaient antérieurs à toutes les lois positives ».
Il est donc spinosiste, lui qui a dit au commencement du chapitre second: « Cette loi qui en imprimant dans nous-mêmes l'idée d'un créateur nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance. »
Il est donc spinosiste, lui qui a combattu de toutes ses forces le paradoxe de Bayle, qu'il vaut mieux être athée qu'idolâtre? paradoxe dont les athées tireraient les plus dangereuses conséquences.
Je ne sais pas encore ce qu'a bien pu faire et dire de mal Spinoza, mais j'escompte bien lire prochainement son Traité politique et dire ici à mes lecteurs ce que j'en pense. En fait, je l'ai même déjà commencé, et il faut reconnaître que c'est une philosophie bien plus pessimiste.
Sa réponse à la neuvième objection est un morceau d'anthologie et illustre tout à fait mon propos : je la cite intégralement.
Le critique a déjà reproché à l'auteur de n'avoir point parlé du péché originel; il le prend encore sur le fait: il n'a point parlé de la grâce. C'est une chose triste d'avoir affaire à un homme qui censure tous les articles d'un livre, et n'a qu'une idée dominante. C'est le conte de ce curé de village, à qui des astronomes montraient la lune dans un télescope, et qui n'y voyait que son clocher.
L'auteur de l'Esprit des Lois a cru qu'il devait commencer par donner quelque idée des lois générales, et du droit de la nature et des gens. Ce sujet était immense, et il l'a traité dans deux chapitres; il a été obligé d'omettre quantité de choses qui appartenaient à son sujet: à plus forte raison a-t-il omis celles qui n'y avaient point de rapport.
Enfin, j'ai adoré toutes les remarques suivantes, dont je fais une compilation qui pourraient valoir pour les critiques à l'esprit chagrin :
Lorsqu’un auteur s’explique par ses paroles ou par ses écrits, qui en sont l’image, il est contre la raison de quitter les signes extérieurs de ses pensées, pour chercher ses pensées ; parce qu’il n’y a que lui qui sache ses pensées. C’est bien pis, lorsque ses pensées sont bonnes, et qu’on lui en attribue de mauvaises.
[...]
Quand on écrit contre un auteur et qu’on s’irrite contre lui, il faut prouver les qualifications par les choses, et non pas les choses par les qualifications.
[...]
Cet art de trouver dans une chose qui naturellement a un bon sens, tous les mauvais sens qu’un esprit qui ne raisonne pas juste peut lui donner, n’est point utile aux hommes : ceux qui le pratiquent ressemblent aux corbeaux, qui fuient les corps vivants et volent de tous côtés pour chercher des cadavres
[...]
On peut avoir remarqué, dans les disputes et les conversations, ce qui arrive aux gens dont l’esprit est dur et difficile : comme ils ne combattent pas pour s’aider les uns les autres, mais pour se jeter à terre, ils s’éloignent de la vérité, non pas à proportion de la grandeur ou de la petitesse de leur esprit, mais de la bizarrerie ou de l’inflexibilité plus ou moins grande de leur caractère. Le contraire arrive à ceux à qui la nature ou l’éducation ont donné de la douceur : comme leurs disputes sont des secours mutuels, qu’ils concourent au même objet, qu’ils ne pensent différemment que pour parvenir à penser de même, ils trouvent la vérité à proportion de leurs lumières : c’est la récompense d’un bon naturel.
J'aime chez Montesquieu, cette douceur, cette humanité, cette tempérance et cette modération, qui en font, à mon avis, l'un des philosophes humanistes les plus accomplis. J'ai commencé à m'intéresser à l'étude d'Althusser Montesquieu, politique et histoire, et j'en rendrai compte prochainement sur ce blog.
Je n'en resterai sans doute pas là, à propos de l'Esprit des Lois, et commenterai au fil du temps les chapitres dont j'ai moins ou pas parlé jusqu'ici, mais qui ont leur intérêt, notamment l'histoire du commerce, ainsi que le sort des différents droits et coutumes à l'époque des Francs.
Je forme aussi le voeu, et j'essaierai d'en être parti prenante, que les écrits de Montesquieu soient fondateurs dans le corpus idéologique du MoDem, parce que, ce que j'ai aimé chez Montesquieu, c'est souvent ce que j'ai l'impression de trouver au sein du MoDem et parmi nombre de ses cadres, à commencer par François Bayrou lui-même. Bien sûr, Montesquieu n'appartient à personne, et s'il peut inspirer d'autres mouvements politiques, j'en serai le premier réjoui.