A nouveau une contribution d'un lecteur, cette fois de Thierry P, qui donne son point de vue sur le positionnement de la Turquie en Europe.
Tout comme dans le billet précédent, je ne me range pas nécessairement à ses conclusions.
Comme souvent, on comprend mal le présent si on a pas entrevu un thème dans sa dimension historique. Après, libre à chacun de se forger une opinion personnelle.
Je vous livre donc mon point de vue qui n'est qu'une modeste lecture de l'histoire.
Je pense que l'Europe que nous connaissons aujourd'hui est liée à un événement qui a eu lieu dans la seconde moitié du XVème siècle !
Une date importante, 1453, mérite en effet d'être connue pour resituer le débat de la place ou non de la Turquie en Europe.
La prise de Byzance par les Ottomans cette année-là marque (symboliquement) le passage de cette partie du monde dans la sphère orientale.
La Sublime Porte n'aura de cesse de poursuivre son expansion sur le sol européen (jusqu'au siège de Vienne qui en sera le terme en 1529).
Deux blocs différents et antagonistes (politiques, culturels et religieux...) étaient désormais face-à-face, l'empire Ottoman et les pays d'Europe.
La bataille de Lépante en 1571 est une illustration de cette rivalité entre les deux blocs alors en présence.
Car c'est à peu près à cette époque que prend forme l'Europe dans l'idée telle que nous la connaissons encore.
Mais à côté de ces luttes d'influence (à forte connotation religieuse il est vrai), les liens diplomatiques ne seront pas pour autant rompus entre ces deux ensembles. Pour preuve les contacts que le roi François Ier de France noua avec le Sultan Ottoman Soliman II le Magnifique en vue d'une alliance contre les Habsbourg.
Cet épisode de la chute de Byzance illustre à mes yeux le fait que les critères géographiques ne sont pas suffisants et satisfaisants pour définir ce qu'est l'Europe. Les frontières, c'est une des lois de l'histoire, sont par nature appelées parfois à fluctuer.
Pour revenir à cette fin de XVème siècle il est intéressant de souligner qu'à l'ouest, un mouvement "inverse" se produisit peu après. L'année 1492 marque en effet la fin du Royaume maure de Grenade qui met un terme de plusieurs siècles d'une extraordinaire civilisation où ont coexisté en paix les pratiquants des trois grandes religions monothéistes.
Pour compléter et relativiser ce raisonnement sur la place de la Turquie dans l'histoire européenne il convient de signaler de notables singularités :
- Ainsi, la Grèce qui a été de facto une partie intégrante de l'Empire Ottoman a su conserver intacte une forte identité religieuse chrétienne. Laquelle a contribué à favoriser la renaissance de l'Etat Grec au cours de la première moitié du XIXème siècle.
- De nombreux Etats européens sont restés dans la sphère d'influence Ottomane jusqu'à la fin du premier conflit mondial (Bulgarie, Albanie par exemple), donc quoi que l'on puisse en penser la présence turque a existé en Europe.
Quid du futur européen de la Turquie ?
S'agissant de la place qu'il conviendrait (ou pas) d'accorder à la Turquie en tant qu'État membre à part entière de l'Union, il faut reconnaître qu'il s'agit d'une demande très ancienne. Elle remonte à 1963.
Je vous renvoie à l'excellent commentaire d'ArnaudH (sur le billet du 22 juin de L'Hérétique) qui dresse l'historique de cette demande d'adhésion et qui rappelle la très longue liste des conditions auquel cet État devrait satisfaire pour voir sa candidature validée.
Si je partage entièrement le constat d'ArnaudH, j'émettrais toutefois une opinion divergente quant à la pertinence de l'adhésion de la Turquie à l'Europe.
De trop nombreux "obstacles" rendent à mes yeux cette perspective illusoire :
1. Les arguments que Didier a donnés sont tous fondés pour marquer cette grande césure entre les Etats européens (issus de 5 siècles d'histoire) et ce pays.
2. La liste des critères à satisfaire comme préalable à son adhésion (cf. ArnaudH) est trop longue pour ne pas en saisir l'aspect rhédibitoire.
3. Les peuples des 27 Etats de l'Union ne seraient pas enclins à accepter un tel élargissement de l'Europe. Et sur ce point, je tiens à souligner que l'hypothèse de l'adhésion de la Turquie a gravement hypothéqué le débat autour de la ratification du TCE (en France notamment). Les nationalistes ont su tirer profit de l'ambiguïté des "politiques" face à la question turque et ont pourri le débat avec leurs polémiques populistes.
4. Enfin, et c'est ce qui constitue le fondement de mon opposition de principe à l'adhésion de la Turquie à l'Union, accepter d'étendre jusqu'aux confins de l'Iran, voire plus loin dans le Caucase comme le suggère ArnaudH, ce serait renoncer de facto à la perspective d'une Europe fédérale. Ce projet ne recueille pas encore l'assentiment des européens (si tant est il le recueille un jour !). Avec la Turquie dans l'Union l'option fédérale aurait fait long feu. Je conçois mal que tous ces efforts consentis depuis 50 ans n'aboutissent qu'à un "machin" qui ne soit finalement qu'une zone de libre-échange !
D'aucuns avancent aussi l'argument que la Turquie dans l'Union permettrait d'assurer la garantie d'une des routes du transport de l'énergie. Certes, sous l'angle économique et stratégique, l'argument est recevable.
Ma vision d'une Europe plus intégrée n'est hélas pas de cet ordre.
[Cette vision est parfaitement critiquable, je le concède, mais je n'en démordrai pas ! Cela fait partie d'une des convictions d'une vie sur lesquelles il est difficile de revenir !]
Alors quelle alternative proposer à la Turquie ?
D'emblée, je balayerai l'argument qui voudrait que refuser le principe de l'adhésion à ce pays ce serait le condamner au chaos. Mais dans la mesure où cet État participe au Conseil de l'Europe, la question de la stabilité de la démocratie en Turquie ne doit pas être un argument en soi !
Plutôt que prôner une Turquie dans l'Union, je verrais parfaitement cet État devenir le pivot d'une Union d'Asie Mineure à construire avec les Etats de cette zone géopolitique qui ont des intérêts communs. L'Europe devrait apporter un soutien sans faille à un tel effort de construction.
Après les échanges entre les deux Unions auraient toute latitude à être formalisés.
Cette solution aurait le mérite de mettre un terme à cette valse hésitation avec la Turquie depuis des décennies. Loin de rejeter cet État, l'aider à jeter les bases d'une Union dans sa zone d'influence lui confèrerait à coup sûr un rôle plus éminent sur la scène internationale.