Emmanuel Beretta se demande s'il faut aider toute la presse ou quelques titres seulement : de fait, Aurélie Filipetti envisage de sérieusement réduire la voilure en concentrant les dispositifs sur la presse d'information seulement.
Si intellectuellement j'adhère au point de vue d'Aurélie Filipetti, dans la pratique, je juge ce qu'elle envisage de faire très dangereux. Sur quel critère peut-on juger vraiment ce qui relève de l'information ou pas ? Les magazines de loisirs délivrent aussi de l'information...sur les loisirs...
Ceci revient à ce que l'État décrète ce qui est bon ou pas et, en matière de liberté de la presse, je troupe ce principe très inquiétant.
Même si nous vivons en démocratie, il est de toutes façons dangereux par essence de fonctionner avec une presse subventionnée. Quand bien même les gouvernants seraient transparents, respectueux et exemplaires, il y a quelque chose de vicié dès lors qu'un magazine ou un quotidien devient financièrement dépendant d'un État et donc d'une majorité politique.
La France est un pays étonnant : c'est une nation aux moeurs démocratiques, c'est incontestable, mais elle accepte un grand nombre de mécanismes de fonctionnement qui eux, ne le sont pas.
Certes, Montesquieu fait à très juste titre valoir dans son Esprit des Lois que le moteur du régime républicain, c'est la vertu, et ce bien avant les institutions, il n'en reste pas moins qu'en dénaturant ces dernières, on pousse à l'évidence au vice.
Mon affreux libéral favori * juge notre presse nationale aussi coûteuse qu'affligeante. Je ne suis pas certain de le suivre complètement. Je veux bien lui concéder qu'elle n'est pas fameuse, mais je crains ce qu'il surviendrait si elle disparaissait. D'ores et déjà, on fait l'économie de correcteurs fiables, l'information est de moins en moins vérifiée et de plus en plus relayée. Les portes s'ouvrent en grand pour les rumeurs et une désinformation d'un nouveau genre : au lieu d'être la voix de son maître, elle prospère désormais sur le ruissellement indiscernable des réseaux de toutes sortes.
D'internet peut surgir le meilleur mais aussi le pire. S'il est un phénomène de nature démocratique c'est bien celui-là. Sauf que j'entends pas démocratique exactement le sens celui que les Grecs et particulièrement Aristote lui donnaient.
C'est au Livre VI de sa Politique, particulièrement dans le chapitre 4 qu'Aristote examine les diverses formes de démocratie. Aristote estime que c'est l'égalité entre citoyens qui assure sa forme la plus pure à la démocratie. Mais que ce soit la multitude qui fixe à la place des lois ce qui est bon ou non et la démocratie vire à la tyrannie la plus insidieuse. Une voie royale s'ouvre alors aux démagogques de toutes sortes.
C'est un peu un phénomène similaire que je crains avec Internet. Chaque voix se vaut, mais toutes ne sont pas autorisées de la même manière et c'est celle de la multitude qui finit par l'emporter sur celle de la vérité.
Nos journalistes ne sont peut-être pas extraordinaires, mais, dans leur ensemble, ils respectent une métholodologie digne de ce nom en contrôlant à peu près l'information brute qu'ils reçoivent.
Les enquêtes cèdent parfois à la facilité mais, quels que soient leur travers, ces derniers seront toujours moindre que ceux de celui qui parle le plus fort.
Je ne suis pas certain que mon affreux libéral favori perçoive bien les conséquences de ce qu'il prône. De fait, il croit en internet comme en la vertu immanente des marchés : selon lui, la qualité s'imposerait spontanément et s'assurerait non moins spontanément un équilibre financier satisfaisant. Comme la main invisible qui régule heureusement les marchés en somme.
En dépit des exemples qu'il donne, notamment américains, je ne crois pas à la chose. La mauvaise herbe chasse la bonne plante, et, même si la plante n'est pas bonne, ce qui vient ensuite est pire.
Voilà qui m'amène dans une déplorable aporie :
- soit l'État aide la presse et il restera un semblant d'analyses et de tris dans la sphère journalistique mais alors la presse n'est plus vraiment libre.
- soit l'État se retire complètement mais, comme la nature a horreur du vide et les fonds d'investissement des activités qui ne sont pas rentables, le journalisme "citoyen" s'engouffre dans la brèche et le règne de l'opinion, su scoop, de la rumeur, vient.
Je me doute que mon affreux libéral favori, et il ne sera pas seul, m'objectera qu'il existe une troisième voie : un modèle économiquement viable. On l'attend toujours.
* Observez que sans avoir pris la peine de chercher un lien ad hoc, je connais tellement bien mon vil exploiteur du peuple, mon koulak électronique (que le Grand Satan Américain, prétendue patrie du capitalisme, l'emporte), que sans même me référer à un billet ad hoc, puisque je parcours et feuillette quotidiennement ses écrits, je suis capable de restituer quasi infailliblement ses positions sur la presse :-)