Au fil des années qui s'écoulent, j'ai souvent le sentiment d'être pris dans un maelström de pratiques sociales qui se succèdent les unes aux autres sans temps de respiration. La pause n'existe pas dans notre société consumériste. C'est une gigue endiablée qui change de clef à chaque mesure. Le temps des sociétés ou même des groupes est révolu. C'est l'heure des réseaux, sociaux de préférence ; la Toile en est le lieu d'apparition et de disparition privilégié. Un clic de souris et nous voilà ami avec le plus parfait inconnu parce qu'il veut sauvegarder une espèce rare de chenille. Un autre clic et l'amitié cesse parce qu'il a critiqué la star où le sportif que nous adulons. Sur twitter, on "followe" ou on "défollowe" selon l'humeur du moment. Le sentiment d'appartenance est devenu si lâche qu'il ne tient plus à grand chose.
Il n'existe plus ou presque de Service après vente pour les produits de consommation : à quoi bon ? une mode chasse l'autre d'une saison sur l'autre. Mieux vaut externaliser un coût dont la société de consommation ne se porte pas demandeuse, ou, tout du moins, dont elle ne fait aucunement une priorité. Non, il est bien plus important de demeurer dans la tendance. Pas de service après-vente, pas de réparation non plus. Réparer est devenu plus coûteux que produire. Et cela s'explique aisément : on peut produire en série, on ne peut pas réparer en série. Un pont d'or pour celui qui parviendra à anticiper et breveter cassures, brisures, usures et torsions. Le voilà riche. Par essence, le bris est accidentel. Il arrive par hasard et peut donc difficilement obéir à une loi des séries.
De ce fait, il n'est plus utile de prévoir quoi que ce soit de durable. La durabilité n'est donc plus non plus un critère de qualité. Et ce qui vaut pour nos produits de consommation s'exporte dans nos pratiques sociales. Le culte du réseau a supplanté l'appartenance au groupe. L'engagement en prend donc un coup à son tour. Engagement politique, associatif. Seul l'intérêt individuel devient une valeur objectivable et un possible gage de longévité.
Les jeunes gens investis dans le secteur associatif reconnaissent désormais que leur investissement n'a de sens que leur intérêt bien compris. Faut-il le leur reprocher ? Non, sans doute. Mais alors cessons aussi la grande comédie de l'humanitaire et reconnaissons les choses pour ce qu'elles sont réellement.
Il existe un revers de la médaille : le sacrifice à l'immédiateté rend la projection difficile. Nul ne sait pas de quoi demain sera fait. Il faut être réactif, polymorphe et adaptable : réactif à l'information qui fuse toutes les secondes, aux changements de tendances, capable de s'adapter, de changer de statut, de métier. Rien où l'homme ne puisse poser ce qu'il est.
Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Comme il a été censé, l'Éléate Parménide, d'énoncer ces sages pensées.
le non-être est forcément, route où je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire.
Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir ni l’exprimer;
C'est bien ce sentiment de ne pouvoir étreindre autre chose que l'écume des jours qui passent, qui m'amène à supputer que notre société est en grand manque d'être ; en grand manque d'être, parce qu'elle l'a échangé contre l'avoir, et que ce dernier est au non-être ce que l'être est à l'essence.
Commentaires
On est bien dans une société du "jetable" : aussi bien les produits que les gens ! Je t'aime, je t'aime plus. Pas question de réparer quoi que ce soit ! On quitte, on jette et puis on recommence, on rafait une autre famille et tant pis pour les dommages collatéraux.
On refait bien sûr !
C'est le problème crucial : être ou avoir ?
@L'Hérétique
Je suis peut être aussi pessimiste que vous : encore faut il qu'il y ait un maelström (sus aux micro trottoirs et bonne chance dans votre chasse terminologique ...), encore faut il qu'il y ait des pratiques ... Au fait, la température est elle encore douce dans la caverne aristotélicienne ? Venez donc séjourner de l'autre côté du Rhin : il est dit que l'on s'interroge encore sur le temps qui passe ...
@Jourdan,
Euh, erreur...Le Styx, pour un historien, impardonnable^^^
Oups, ai oublié de vous gratifier de: :pppp
quel beau billet , il me plait beaucoup, il se termine sur de l'essence, serait ce une pensée subliminale pour un cocktail molotov ? du jetable ... encore , pour enflammer le trou noir.
Tiens ça me donne envie de me replonger dans mes lectures de Jean Baudrillard.
Très belle analyse que je partage entièrement!
J'ai pour ma part une autre analyse.
La société actuelle est devenue fort riche. Les gens se sont enrichis comme jamais auparavant. Avant, ils étaient tout simplement trop pauvres pour pouvoir acheter de la mauvaise qualité. Maintenant, ils peuvent et le font.
Le souci, bien sûr, est dans la part d'artificiel de cette richesse, en réalité acquise sur un décalage de paiement. Dans la nature, on ne peut jamais vivre très longtemps au dessus de ses moyens ou avec de la mauvaise qualité, la sélection darwinienne se charge de rappeler à tous les principes essentiels, et la thermodynamique fait le reste.
En définitive, je suis finalement plus optimiste que toi, Hérétique (pour une fois ;) ) : le paradigme est en train de changer, lentement, mais sûrement. La société va retourner très prochainement aux fondamentaux.
H16
Les fondamentaux ? Préparons nous plutôt à une philosophie sociale du chaos organisé !
@monpostdem
Merci !
@verso
Pour les familles, attention, parce que les dommages collatéraux peuvent être pires en restant.
@Jourdan
euh, la caverne, c'est plutôt platonicien, non ?
@Raphaël
Un sacré phénomène. Les réalisateurs de Matrix s'en réclament !!!
@Anya
Merci !
@h16
Méfie-toi : on parle beaucoup des fondamentaux, mais ce ne sont que des paroles. Dans la réalité têtue des faits, on va exactement dans le sens inverse. Les fondamentaux ne sont qu'une mode. Tu es bien optimiste, je trouve...
@ L'Hérétique,
Pour le mythe platonicien, vous avez mille fois raison; vous le saviez bien, je le savais bien; je voulais simplement rendre hommage à votre culture hellénique où vous associez brillamment la puissance des catégories aristotéliciennes avec les réflexions ontologiques de Platon, qui débouchent avec un questionnement sur la perception du temps et de la durée. A première vue, vous faites fructifier votre réflexion politique par votre approche philosophique du monde. Chez vous, le maître (Platon) et l'élève (Aristote) paraissent se soutenir au coude à coude; le résultat donne une merveilleuse écriture : bravo ! Tant mieux pour votre lectorat !
@Jourdan
Eh bien merci. Ce sont deux philosophes, en effet, que j'ai lu (et relis) avec attention.