Un étrange silence semble avoir gagné la classe politique française dans son ensemble, dès lors que la presse évoque la situation en Tunisie. Michèle Alliot-Marie s'est bien gardée de communiquer, même si son porte-parole a appelé au calme en Tunisie, et, Frédéric Mitterrand s'est refusé à qualifier la Tunisie de dictature univoque.
L'expérience de la décennie qui vient de s'achever a certainement rendu la classe politique française prudente. Oui, la Tunisie est actuellement sous la coupe d'un régime despotique et corrompu. C'est vrai. Il a été réélu en 2009 avec un score qui dénotait clairement un suffrage bien peu démocratique. Certes.
Mais, il convient de considérer l'autre facette de la situation. Quand Ben Ali a été réélu, il était populaire. Sa cote de popularité n'épouse sans doute pas ses scores électoraux, mais elle repose vraisemblablement sur un socle très solide.
Le pouvoir tunisien, en dépit de ses multiples violations des droits de l'homme, a maintenu le pays en dehors de l'orbite islamiste sans que la population grogne outre mesure. On sait actuellement qu'il y a de l'agitation en Tunisie, on sait même pourquoi, mais on ne saurait déterminer qui profiterait exactement de cette agitation si elle aboutissait à une nouvelle donne politique. Voilà où le bât blesse.
Considérons l'Irak de Saddam Hussein. Le chef d'État irakien a commis de nombreux crimes plus indignes les uns que les autres, mais, sous son règne, l'Irak avait un niveau de vie convenable, les femmes bénéficiaient d'un statut meilleur et les minorités religieuses jouissaient de droits reconnus.
Du point de vue de la morale, éjecter Saddam Hussein était une bonne chose. Mais était-ce une bonne chose pour les Irakiens in fine ? Au prix de combien de morts ?
Mon propos n'est pas de dire qu'il faut soutenir le vieux dictateur coûte que coûte ; je me demande simplement quoi faire si l'Europe, particulièrement la France, choisit de prêter une oreille attentive aux actuels insurgés.
Mon expérience d'observateur de la vie politique internationale me conduit simplement à conclure que si l'on n'a rien de viable à proposer, alors mieux vaut se taire plutôt que d'ouvrir la boîte de Pandore, ou, tout du moins, infléchir de manière discrète une situation politique intérieure.
Ce que paie Ben Ali, in fine, je crois, c'est une promesse non-tenue : les Tunisiens pouvaient accepter la chape de plomb qui pèse sur leur pays contre la prospérité économique, ou, au moins, la liberté de commercer. Je crois que c'est ce qu'évoque très justement Mahmoud Saïdi, un étudiant en droit d'origine tunisienne.
Il me semble, je l'avais observé en commentant ici l'Esprit des Lois de Montesquieu, que c'est la nature des régimes despotiques de tôt ou tard entraver le commerce. La Tunisie ne déroge pas à la règle : les fonctionnaires corrompus se nourrissent d'un juteux commerce de licences à coups de pots de vin, qui finissent par assécher le marché tunisien et empêcher les plus modestes, même quand ils sont entreprenants, de survivre.
Un régime despotique ne comprend pas le langage du droit appliqué à la démocratie ; en revanche, il est tout à fait capable de se représenter ce que sont des pressions commerciales et la langue du commerce. Si nous Français, ne faisons pas pression dans le domaine politique, nous pouvons le faire, en revanche, dans le domaine commercial, pour exiger des règles de fonctionnement du marché libres et transparentes. C'est d'ailleurs, presque toujours par ce biais que la démocratie libérale s'installe. Soit le régime évolue vers la démocratie, soit il périclite, une fois que le marché s'est installé en son sein.
Comme l'écrit Mahmoud Saïdi, le gouvernement tunisien, dans son obsession de contrôle, s’est en effet évertué à exercer une maîtrise étroite sur l’économie à travers le système des licences auquel s’est couplée une corruption généralisée des fonctionnaires, conditionnant l’accès à l’emploi et la création d’entreprises. Plus personne ne croit au « miracle économique tunisien », et pour cause : un miracle ne peut survenir dans une économie dirigée de manière autoritaire, pillée par des mafias proches du pouvoir, sclérosée par le clientélisme et la corruption à tous les niveaux. Et même si des efforts de réforme vers plus de transparence ont été menés récemment, le passif est trop lourd. Le gouvernement s’est borné à ravaler la façade de la Maison Tunisie, tandis que ses fondations s’effritaient continuellement. Et il est en train d’en payer le prix…
C'est exactement cela...
Commentaires
"Mon expérience d'observateur de la vie politique internationale me conduit simplement à conclure que si l'on n'a rien de viable à proposer, alors mieux vaut se taire plutôt que d'ouvrir la boîte de Pandore, ou, tout du moins, infléchir de manière discrète une situation politique intérieure."
Les évènements récents au Niger en sont un bel exemple^^^. La vie humaine peut avoir bien peu de valeur parfois, selon que l'on se nomme Pierre Paul ou Jacques..."C-on va dire"...
"exiger des règles de fonctionnement du marché libres et transparentes"
Pourquoi un régime politique vivant du prélèvement d'une partie de l'économie nationale (et de la protection de ses acteurs contre les risques, en particulier ceux de la loi) aurait-il le moindre intérêt à cela ?
Bonjour,
Il n'y a malheureusement et tristement pas grand chose à changer à votre billet pour dépeindre la situation économique de notre beau pays. Quand vous écrivez "Il me semble, je l'avais observé en commentant ici l'Esprit des Lois de Montesquieu, que c'est la nature des régimes despotiques de tôt ou tard entraver le commerce.", le mot despotique n'est certes pas le mieux adapté mais cela dépeint parfaitement la situation du pays (ex: Ryanair à Marseille http://www.boursier.com/vals/ALL/ryanair-quitte-marseille-a-tire-d-aile-eco-6268.htm).
Quant à votre conclusion (votre dernier paragraphe), à quelques outrances verbales près, on la dirait faite pour la France.
Pour autant, sans sombrer dans le cynisme le plus total,je crains fort que vous n'ayez raison lorsque vous dépeignez la situation politique en Tunisie et l'attitude alambiquée de la classe politique française. Quoi faire sachant que notre classe politique est déjà incapable de fournir à ces propres citoyens ce que les tunisiens réclament. Situation complexe où la vertueuse indignation ne doit pas servir à dissimuler le vide de la réflexion.
Quelle honte pour nos politiciens français.
Je crains que votre commentaire ne néglige deux choses. D'une part, il est vrai que les Tunisiens, en grand nombre, "s'accommodaient" d'une tyrannie corrompue et corruptrice qu'ils dénonçaient en privé. Relatif maintien des "conquêtes bourguibistes" pour l'éducation, la place des femmes, et crainte de l'islamisme autant que des deux grands voisins. Mais le besoin de protester ne pouvait qu'éclater en révoltes si la situation sociale s'aggravait du fait de la crise (la deuxième ressource de la Tunisie, après le tourisme, est le textile...), et si la classe moyenne instruite sentait son avenir menacé. C'est le cas, et ce n'est pas un hasard si le mouvement est parti de la "Tunisie délaissée", au centre et au sud. Celle que ne connaissent pas les amateurs de tourisme côtier ou de belles affaires commerciales. Pas un hasard non plus si des professions muselées jusqu'ici par la peur, comme les avocats ou les profs, se joignent aujourd'hui à l'insurrection. Dans le même temps, tout le monde voit bien - sauf à Paris, à l'UMP et au PS - que tous ceux-là ne sont en rien des islamistes. Yann Wehrling, au nom du MoDem, vient de sauver l'honneur de la classe politique, et Mme Ashton celle de l'Europe. A suivre.
Vous exagérez un peu en comparant la Tunisie à l'Irak... L'Irak était un pays profondément divisé en communautés ethniques et religieuses, prêtes à se sauter à la gorge dès que la chape de plomb de Saddam serait levée.
Rien de tel en Tunisie, qui bénéficie de plus d'un bon niveau d'éducation... S'il y a un pays arabe où la démocratie pourrait fonctionner, c'est bien celui-là.
http://www.dailymotion.com/video/x84nla_generique-les-envahisseurs-david-vi_shortfilms
Assez d'accord avec haltla et Terrien… pour autant que quatre ou cinq jours en Tunisie me permettent d'avoir une opinion :-(
@ heretique : "Sa cote de popularité n'épouse sans doute pas ses scores électoraux, mais elle repose vraisemblablement sur un socle très solide." D'où te vient ce jugement de "vraisemblance" ? Ce n'est pas l'impression que j'avais eue. Plutôt celle d'un pays très étroitement fliqué, pour lequel la question du choix de ses gouvernants ne se posait simplement pas. Qui s'accommodait raisonnablement, et même subtilement, d'un régime qui vous laissait vivre… tant que vous n'aviez aucune prétention ni à faire de la politique, ni à vous enrichir (ou alors, en lien étroit avec la Famille et le Parti).
Certainement pas le pire régime du monde ; mais certainement pas non plus un régime dans lequel la notion de "popularité" pouvait avoir grand sens.
Je trouve qu'il y a une différence flagrante entre l'Irak et la Tunisie .. la différence étant que la Tunisie est en révolte.
Ce n'était pas le cas de l'Irak, personne n'a demandé aux Etats-unis de venir imposer leur loi céleste. Le cas est donc tout différent. Dans la France post-révolutionnaire, on avait inclus dans la constitution un devoir d'aide à tous les pays qui souhaitaient devenir des démocraties. Ce n'est pas une ingérence d'aider.
Là on pourrait se faire les défenseurs de l'universalisme des lumières. Même s'il paraît curieux et franchement déplacé de faire ce qu'on ne sait pas faire chez nous.
"Personne ne croit au miracle économique tunisien", si DSK, voici ce qu'il déclarait, en 2009, après avoir reçu des mains du Président Ben Ali les insignes de Grand Officier de l'Ordre de la République : " La politique économique adoptée ici est une politique saine et constitue le meilleur modèle à suivre pour de nombreux pays émergents tels la Tunisie ...En Tunisie les choses fonctionnent bien" .
cf le blog de Pascal Cobert
http://pascal.cobert.over-blog.com
@L'Hérétique : Article globalement juste et bien renseigné, à l'exception du passage sur la corruption. Les fonctionnaires sont plutôt honnêtes, c'est la belle-famille du président qui pervertit tout.
@Fred LN : Et pourtant, quand on connaît la Tunisie, il y a une différence flagrante entre décembre 2010 et janvier 2011. En décembre 2010 on était bien conscient que ça pouvait être mieux et on détestait la famille Trabelsi, mais Ben Ali était généralement épargné par la critique, et on acceptait globalement la répression des manifestations et autres révoltes sociales.
Son erreur, sa grande erreur a été d'ouvrir le feu sur son peuple, ses enfants ; cela, les Tunisiens n'ont pas laissé passer et à compter de ce jour-là la révolte est devenue politique. La chape de peur est alors tombée, tout le monde a osé s'exprimer et réclamer un vrai changement. Personne n'avait jamais brûlé une image du président ; hier et aujourd'hui, c'était devenu presque monnaie courante.
Ce qu'a fait Ben Ali ce soir était à peu près la seule chose qu'il lui restait à faire s'il ne voulait pas que ça tourne à la révolution.
L'Hérétique a raison de souligner que le maintien de Ben Ali au pouvoir était approuvé par la population. Ce n'était plus le cas ces derniers jours. On verra ce qu'il en est dans les prochains jours. Si Ben Ali tient ses promesses, il peut encore retrouver sa popularité et passer à la postérité avec une image pas trop abîmée. Mais s'il essaie de tromper son peuple, de revenir sur ce qu'il a promis, de jouer avec les mots pour maintenir la répression... là la donne risque d'être très difficile.
Demain, jour de grève générale, risque d'être une journée décisive. On testera les nouvelles libertés concédées par le pouvoir. J'espère vivement qu'il n'y aura aucun débordement.
@Simon : Il y a une différence entre soutien et ingérence. Le soutien des Français, notamment des médias tels que Libération ou Rue 89, est très apprécié par les Tunisiens. Mais quand ce soutien devient ingérence, quand on se permet de donner des leçons sur ce qu'il faut faire, quand on tente d'une façon ou d'une autre de récupérer politiquement la révolte, là c'est au contraire ressenti comme une blessure et une trahison. Aidez les Tunisiens à s'exprimer, mais vous, ne donnez pas de leçon.