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Internet, un bistro ?

Dans son dernier billet, Bruno Roger-Petit s'émeut de la fermeture annoncée du blog de Jean-François Kahn et déplore la fin des bistrots que l'Internet moderne n'a jamais remplacé. Comparant l'ancienne et la nouvelle institution, il conspue les tombereaux de haine que charrie la seconde, toute de noir et de blanc. Bruno Roger-Petit fait à mon avis une première erreur : c'est le public spécifique des commentateurs de blogues politiques, littéraires ou encore économiques qu'il vise en priorité. Or, ce public-là n'est pas représentatif de la population des bistrots, ni de ceux d'aujourd'hui, ni de ceux d'hier. Il y a un expert des bistros sur la blogosphère, mais c'est un OVNI.

La population qui peuple les fils de commentaires de la Toile, sur les blogues, la presse officielle ou ailleurs est avant tout symptomatique des intellectuels que Schumpeter décrit dans son atmosphère sociale et intellectuelle du capitalisme.

« Les intellectuels sont effectivement des gens qui manient le verbe écrit ou parlé et qui se différencient des autres écrivains ou orateurs par le fait qu'ils n'assu ment aucune responsabilité directe en ce qui concerne les affaires pratiques. Cette dernière caractéristique en explique une autre : l'intellectuel, en général, ne possède aucune des connaissances de première main que fournit seule l'expérience. Une troisiè me caractéristique consiste dans l'attitude critique de l'intellectuel, déterminée à la fois par sa position d'observateur - et même, dans la plupart des cas, de profane (outsider) - et par le fait que sa meilleure chance de s'imposer tient aux embarras qu'il suscite ou pourrait susciter. Profession de l'individu sans profession? Dilettantisme professionnel? Gens qui parlent de tout parce qu'ils ne comprennent rien?  »

Mais alors ? Si nombreux sur la Toile ces intellectuels ( généralement de second plan, au demeurant) ?

Schumpeter a l'explication une fois de plus :

La surproduction des intellectuels peut créer des incapacités de travail d'un type particulièrement déconcertant.L'homme qui a fréquenté un lycée ou une université devient facilement psychiquement inemployable dans des occupations manuelles sans être devenu pour autant employable, par exemple, dans les professions
libérales
. [...].
Par ailleurs,
tous ces bacheliers et licenciés, en chômage ou mal employés ou inemployables, sont refoulés vers les métiers dont les exigences sont moins précises ou dans lesquels comptent surtout des aptitudes et des talents d'un ordre différent. Ils gonflent les rangs des intellectuels, au strict sens du terme, c'est-à-dire ceux sans attaches professionnelles, dont le nombre, par suite, s’accroît démesurément. Ils entrent dans cette armée avec une mentalité foncièrement insatisfaite.

Parierons-nous que ce sont eux que nous retrouvons sur la Toile ? Il faut terminer de lire le billet d'origine, et, idéalement, consulter Capitalisme, Socialisme et Démocratie (chapitre XIII, 2) pour achever le raisonnement et bien comprendre quelles relations ces individus entretiennent avec le capitalisme, au demeurant.

Pour revenir à Bruno Roger-Petit, ne ratons toutefois pas une occasion de l'égratigner : pour quelqu'un qui se plaint de cet univers électronique bicolore, j'ai souvenir d'avoir lu une association de la ligne éditoriale de Marianne au Vichysme simplement parce que le magazine s'interrogeait sur la manière dont la France pouvait gérer son immigration et avait repris entre autres l'un de mes billets sur le permis à points et l'immigration.

Je l'ai dit quand j'ai évoqué Jessi, Internet est une formidable caisse de résonance. Après, les échos qui se démultiplient n'ont pas forcément l'heur ni l'amabilité de le faire de manière cohérente. On ne peut pas bloguer si l'on n'est pas capable de supporter le vacarme, corrélat immédiat du succès d'estime. Le vacarme est d'autant plus fort que personne ne peut vraiment dire chut à quelqu'un qui éructe dans un commentaire ou un billet (je ne me prive d'ailleurs pas moi-même d'éructer de temps à autre...).

Évidemment, un bistro, c'est bien pratique : on peut jouer à l'anthropologue et quitter les lieux très content de soi, avec le sentiment de plénitude que donne la certitude d'être christiquement descendu parmi le populo. Sur Internet, il en va autrement : on est aux prises avec son semblable, et il n'existe rien tant de plus insupportable pour un intellectuel qu'un autre intellectuel...

In fine, ce n'est pas la France que révèle Internet, contrairement à ce que titre Bruno Roger-Petit, mais son lumpen-intellectuariat ! En outre, je ne crois pas que «finissent par s'imposer, comme dans la vie publique, les «dynamiteurs, pollueurs, obsédés et allumés».

Regardons les divers classements de blogues çà et là, si je veux bien admettre qu'il y a quelques excités, mais dans l'ensemble, ce sont surtout des gens raisonnables et pondérés qui battent le haut du pavé.

Commentaires

  • au moins, sur les blogs, on n'est pas payés, ce qui nous impose d'avoir un métier et d'en vivre, et donc d'être moins déconnectés de la réalité que Bruno RP!

  • Que chercher par les blogues ? Concrètement n'est-ce pas "aller vers de nouveaux espaces de liberté, surtout pour celle de s'exprimer". Faut-il que l'on ne nous comprime pas dans l'impasse des sous-niveaux.

  • Idem que do. BRP est déconnecté de la réalité, mais bon prenons ses leçons comme elles valent...

    Dans un bistrot, on peut sortir s'il y au comptoir des cons qu'on ne supporte pas. Et si on se fait emmerder par quelqu'un, on peut toujours, si la charité chrétienne n'est plus en nous, lui mettre une baffe.

    Après, espace de liberté ne signifie pas coin où on peut accumuler les conneries, et faire chier les tauliers. Quelque part, je le comprends JFK...

    Bonne semaine à toi

  • @L'Hérétique : je vais être assez prosaïque, mais un blog, c'est comme les couleurs de l'arc en ciel, c'est généralement un spectre de réflexions et d'opinions, que viennent parfois compléter des avis plus mûris d'experts engagés et non accrédités. Quant à la fortune salariale et patrimoniale de l'internaute, je crois qu'il ne faut jamais mélanger les paramètres : c'est un moyen comme un autre d'extraversion vers le monde réel. Si un intellectuel peut effectivement se montrer plus ou moins à l'aise sur le marché du travail faute de qualifications adéquates (Ecoles de commerce, Ecoles d'ingénieurs ne sont plus à sa portée), peu importe finalement : il cherchera à se stabiliser salarialement en montant d'un cran dans ses volumes horaires d'arbitrage entre temps de travail et temps de loisirs (Toutefois, pour toute classe sociale et toute classe d'âge confondues, depuis la multiplication des écrans d'ordinateurs dans les foyers familiaux, je ne suis pas sûr que la ligne de démarcation entre Otium et Negotium soit aussi rigide). Concernant le capital temps investi dans un blog, je crois qu'il n'est jamais trop tard pour prendre un train à l'heure et que le voyage continuera de toute façon, quel que soit le nombre de passagers qu'il comporte, quelle que forme qu'il prenne, pour reprendre les termes récents d'une blogueuse qui s'interrogeait sur la pertinence de maintenir son activité sur le net.

    Je me souviens très bien des dernières élections législatives où le modem n'a remporté je crois que deux sièges (ceux de Jean Lassalle et de François Bayrou)... Mais les autres ? Nous les avons soutenu, parfois sur des circonscriptions presque odieusement découpées, impossibles à remporter pour des petits partis comme le modem. Et le résultat, c'est que la foi est restée et que l'accès aux responsabilités de l'élu est tombé dans l'oubli le plus coriace. Comme la capacité de renouvellement des générations en politique risque d'être limitée, sauf si l'on en excepte quelques mascottes dotées de compétences et d'une vraie légitimité pour le modem, il faut bien dire qu'il convient de réfléchir sur ce qu'il reste quand il n'y a quasiment plus d'élus : les blogs modem de forte audience.
    Quelques remarques pour la suite : les intellectuels rentiers sont voie de raréfaction, à la différence du vrai journaliste accrédité, qui lui, est salarié; la non employabilité d'un intellectuel n'est jamais une fatalité, il y a toujours des voies de recours et des voies de reconversion possibles. Dernière remarque : on peut parfaitement être un intellectuel quelque peu réfractaire sans être un intellectuel libertaire et ce peut être là toute la singularité de la position démocrate. Quant au lumpenproletariat de certains blogs et d'une fraction des internautes qui y participent, je crois qu'il faut leur rendre une sincère et honnête justice. J'ai été ainsi joyeusement surpris de constater que les propos agressifs sur facebook ne constituent pas la règle; j'ai l'impression que chacun se montre assez discipliné en donnant du meilleur qu'il peut de ses moyens, limités ou non. Et puis enfin, Schumpeter, ne s'est il parfois pas trop complaisamment donné l'image du sage, isolé qu'il était dans la tour d'ivoire de sa chaire d'université américaine ? C'était une époque où les business school telles qu'on les connaît aujourd'hui n'existaient pas encore tout à fait; l'examen universitaire des logiques "corporate" est je crois intervenu un petit peu plus tard; on utilisait de vieux manuels d'économétrie à l'ancienne, le management faisait ses premières apparitions et bien des étudiantes ont dit au grand professeur que ses propos étaient aussi en décallage avec la sphère de l'économie réelle du moment (le monde de la petite boutique new yorkaise). Je crois enfin que tout Homme porte en lui une part intrinsèque de son humaine condition : il faut oser croire que les hommes finiront à terme par se retrouver largement dans ce grand chambardement des savoirs que constitue internet. C'est un pari presque impossible à tenir, mais il mérite tout de même d'être posé.

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