Je viens de prendre connaissance des sujets du bac de philosophie pour l'année 2010. On trouve par exemple en série scientifique «dépend-il de nous d'être heureux». Typiquement le genre de questions qui m'intéressent.
Il y a dans ce sujet une alternative : soit le bonheur dépend de quelque chose (par exemple de nous) et, dans ce cas, il n'est pas accidentel, mais s'inscrit dans un engrenage de cause à effet, soit il ne dépend de rien, et dans ce cas, nous n'avons aucun pouvoir dessus car il est le fruit du hasard.
S'il dépend de quelque chose, il dépend soit de nous, soit d'une cause extérieure. S'il dépend de nous, il renvoie aux sagesse pratiques en particulier. Je pense à celle des Stoïciens ou des Épicuriens. Pour les premiers, l'homme de bien demeure imperturbable face à l'adversité, tandis que les seconds proposent de s'abstenir de toute peine. Or, la peine résidant dans le défaut ou dans l'excès, il faut alors s'abstenir de l'un et de l'autre. Il y a bien sûr une dimension joyeuse dans l'épicurisme : s'abstenir de ce qui fait souffrir, mais s'ouvrir aussi à la joie. Ainsi, Épicure, dans sa lettre à Idoménée, en dépit des souffrances infligées par sa maladie, se réjouit de voir ses amis et des souvenirs heureux et communs qu'il a avec eux.
Difficile de border l'envie dévorante qui alimente un consumérisme toujours renouvelé dans nos sociétés modernes. Difficile également d'éviter les contingences absolues du corps. Avoir faim, froid, soif, sont des barrières presqu'infranchissables si le chemin qui mène au bonheur est un parcours d'obstacles.
L'idée que le bonheur dépend de nous cache aussi un autre pré-supposé : qu'il ne dépende pas des autres. Tentation autarcique s'il en est. C'est celle de l'ermite qui se retire du monde, de l'ascète qui se prive de tout ce qui nourrit ses envies et ses désirs. Mais si notre bonheur est en autrui, ou, tout du moins, dans la relation à autrui, il ne dépend pas entièrement de nous. Il nous appartient, dans ce cas, de nourrir cette relation et de poser sur elle un regard favorable, amical et débonnaire.
Je ne pourrais pas achever cette note sans me demander tout de même ce qu'est le bonheur : est-ce une sorte de tranquillité de l'âme, une forme de sérénité, ou au contraire, une extase absolue telle que seuls la grâce ou l'idéal peuvent offrir, ainsi la contemplation des idées chères à Platon ?
Je n'avais pas le désir, en rédigeant cette note, de proposer un corrigé aux étudiants qui viendraient à passer, à faire oeuvre scolaire, en somme, mais simplement à poser sur l'écran les quelques réflexions qu'un tel thème de réflexion m'inspirait. Ma note, très loin d'être exhaustive, demeure ouverte à qui désire s'en emparer et rebondir.
Commentaires
Bonjour, étudiant en terminale S, j'ai traité ce sujet ce matin, j'ai a peu près suivis votre ligne de pensée, mais en rajoutant une partie qui traite du "nous", qui se cache derrière de ce "nous"? Une individualité ou une pluralité? Possibilité d'un bonheur commun?...
@Nicolas
Eh bien je dirais plutôt que cela pose la question de savoir si le bonheur est objectivable, en effet. Je pense que vous avez eu raison : est-ce que le bonheur nous est essentiellement intime ou est-ce qu'il recèle une définition possible et commune à toute l'humanité.
J'y vois deux écueils : s'il est purement le fait de l'individu, est-ce encore du bonheur ou de l'égoïsme (sans connotation morale). Si au contraire il existe une bonheur commun, ne fait-il pas le lit de toutes les idéologies qui prétendent en offrir le chemin.
Ce que je vous dis là est caricatural, bien sûr, car je glisse tout de suite vers la dérive, mais je trouve que vous avez posé de bonnes questions dans votre troisième partie.
Merci. J'espère que le correcteur aura la même idée manière de penser que vous! Advienne que pourra
@Nicolas
Je ne sais pas exactement ce que vous avez écrit, et je ne suis pas professeur de philosophie, mais, à première vue, vos lignes directrices me semblent tenir la route.
C'était un beau sujet, celui-là ; nos sociétés courent après le bonheur avec l'espoir d'y parvenir par la satiété, et pourtant, elles semblent toujours insatiables.
@ L'hérétique,
Voici une lecture a minima du bonheur, qui n'est en rien un brouillon de dissertation sur le sujet proposé du Baccalauréat de philosophie. Je me suis contenté de tenter de relier quelques pistes de réflexion.
Pour l'ego qui pense, le bonheur est d'abord une transcendance et une temporalité (ce qui suppose une certaine métaphysique).
Du point de vue de la religion perçue comme référentiel de valeurs salutaires, l'effort métaphysique doit nous exclure de tout dogme. La transcendance, si elle n'exclue personne, peut laisser une porte ouverte au Nous, où un espace de rencontre peut faire coexister des convictions particulières. le bonheur agnostique (excellent) peut passer par une désacralisation des obstacles au bonheur (rites, culpabilité...). L'agnosticisme peut aussi constituer le moyen du bonheur, où Autrui dépasse les artefacts de la personne perçue comme Objet pour aller à la source du Sujet. (le Nous commence à pointer).
Sommes nous aujourd'hui réduits à un épicurisme et à un égoïsme vulgaires où le Nous paraît désintégré dans l'anonymat du monde contemporain ? Dans nos sociétés occidentales, on peut volontiers considérer le bonheur collectif comme un régulateur de jouissances individuelles (quoique ...).
Et finalement, une lecture scientiste et politique d'un monde arbitraire paraît prévaloir aujourd'hui, où l'infiniment petit paraît bien humble devant l'infiniment grand. Que ce soient les cataclysmes naturels ou les risques d'une conflagration terroriste de la planète, une interprétation mécaniste du monde paraît a priori battre en brèche les valeurs humanistes qui conditionnent le bonheur du genre humain.
Le recul des pouvoirs normatifs traditionnels (Eglise, Société, Politique) nous renvoie à une réalité douloureuse, où les normes de la puissance l'emportent sur celles du sens. Comment donc retrouver une signification au bonheur dans un monde très dur, où l'altérité n'a pas toujours sa place ?
Dans un monde où l'espace politique se réduit, il appartient à chacun de faire le point sur soi-même et sur la place qu'il occupe dans la société civile pour interpeller autrui, dialoguer et agir dans un nous collectif. Le nous individuel, parce qu'il repousse le consensus, est un obstacle au nous collectif. Plus peut être qu'une métaphysique, le bonheur suppose donc un engagement.
"Aide -toi et le ciel t'aidera!" C'est aussi une question de volonté....Voltaire n'a-t-il pas déjà dit en son temps: "J'ai décidé d'être heureux car c'est bon pour la santé" ?
Kant a marqué les cultures du Nord de l'Europe et au-delà. J'aime cette façon de voir le bonheur personnel imbriqué dans celui de l'Autre, l'un n'étant possible sans l'autre. Ceci mène non pas à un épicurisme égocentrique mais à une grande cohésion sociale, source de bonheur partagé. Car le bonheur seul n'a pas l'intensité du bonheur partagé.
Voici quelques pensées de Kant, je les jette en vrac et termine par l'impératif catégorique qui est la base de toute l'éducation dès la maternelle des enfants d'Europe du Nord, ce qui produit une société solidaire et source de bonheur. Les Danois ne disent-ils pas d'eux-mêmes qu'ils sont les plus heureux du monde ? Ce qui a été "mesuré" par les "spécialistes" du bonheur au niveau international.
Voici donc ce qu'écrit Kant:
"Le concept de bonheur n’est pas un concept que l’homme abstrait de ses instincts et qu’il extrait en lui-même de son animalité, mais c’est une simple Idée d’un état, à laquelle il veut rendre adéquat cet état sous des conditions simplement empiriques"
...
« Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et veut.
...
La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept de bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur, un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut véritablement. .. Richesse ? ….Connaissances ? … Longue vie ? .. Santé ? …
Il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander au sens strict du mot de faire ce qui rend heureux, par ce que le bonheur est un idéal non de la raison mais de l’imagination.»
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« Le bonheur personnel est en effet une fin qu'ont certes tous les hommes (en raison de l'impulsion de leur nature) mais cette fin ne peut jamais être envisagée comme un devoir sans que l'on se contredise. Ce que chacun inévitablement veut déjà de soi-même, cela n'appartient pas au concept de devoir.. Il est contradictoire de dire qu'on est obligé de concourir de toutes ses forces à son propre bonheur. »
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« Comme notre amour de nous-mêmes ne peut être séparé du besoin d’être aussi aimé par d’autres (et d’en être aidé en cas de danger), comme nous faisons ainsi de nous-mêmes une fin pour les autres et que cette maxime ne peut jamais obliger autrement que parce qu’elle est qualifiée pour former une loi universelle, par suite, par le biais de la volonté de faire aussi des autres une fin pour nous, le bonheur d’autrui est une fin qui est aussi un devoir. »
Impératif catégorique, base de l'éducation dès la maternelle - en mots plus simples bien sûr, en gros "si tout le monde faisait ce que tu vas faire, comment serait le monde?" Le bonheur n'est donc pas uniquement personnel, mais il englobe toute la société.
« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une loi universelle».
« Agis comme si la maxime de ton action devait par ta volonté être érigée en loi de la nature »
« Agis de façon à traiter l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des autres, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »