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Notre Démocratie...

Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez l’un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d’eux-mêmes à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. Il n’est pas besoin d’arracher à de tels citoyens les droits qu’ils possèdent : ils les laissent volontiers échapper eux-mêmes. L’exercice de leurs devoirs politiques leur paraît un contretemps fâcheux qui les distrait de leur industrie. S’agit-il de choisir leurs représentants, de prêter main-forte à l’autorité, de traiter en commun la chose commune, le temps leur manque ; ils ne sauraient dissiper ce temps si précieux en travaux inutiles. Ce sont là jeux d’oisifs, qui ne conviennent point à des hommes graves et occupés des intérêts sérieux de la vie. Ces gens là croient suivre la doctrine de l’intérêt, mais ils ne s’en font qu’une idée grossière et, pour mieux veiller à ce qu’ils nomment leurs affaires, ils négligent la principale, qui est de rester maîtres d’eux-mêmes.
        Les citoyens qui travaillent ne voulant pas songer à la chose publique, et la classe sociale qui pourrait se charger de ce soin pour meubler ses loisirs n’existant plus, la place du gouvernement est comme vide.
        Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s’emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte.
        Qu’il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu’il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer ; et, au moindre bruit des passions publiques qui pénètre au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent ; pendant longtemps, la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre.
        Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s’ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu’elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître.
Le despotisme des factions n’y est pas moins à redouter que celui d’un homme.
       Lorsque la masse des citoyens ne veut s’occuper que d’affaires privées, les plus petits partis ne doivent pas désespérer de devenir maîtres des affaires publiques.
       Il n’est pas rare de voir alors, sur la vaste scène du monde, ainsi que sur nos théâtres, une multitude représentée par quelques hommes. Ceux-ci parlent au nom d’une foule absente ou inattentive ; seuls, ils agissent au milieu de l’immobilité universelle ; ils disposent, suivant les caprices, de toutes choses ; ils changent les lois et tyrannisent à leur gré les mœurs ; et l’on s’étonne, en voyant le petit nombre de faibles et d’indignes mains dans lesquelles peut tomber un grand peuple.

 
Tocqueville, De la démocratie en Amérique

Commentaires

  • C'est tout simplement remarquable. C'est à peine si je ne me sens pas honteux d'ajouter un commentaire...
    Tocqueville mériterait peut-être plus d'attention de la part de nos lycéens que la Lettre de Guy Môquet, si belle et émouvante soit-elle...
    Merci pour cette page d'anthologie de la Démocratie.

  • Bonjour Laurent,

    Merci pour ce commentaire : enfin, plus exactement, merci pour Tocqueville. Oui, en effet, ce serait autrement moins consensuel de lire cela à la rentrée scolaire :-)

    Bravo pour votre participation à l'ensemble d'Annie Bélis que je connais. La musique grecque ancienne est assez étrange à écouter, mais pas désagréable.

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