Décidément, mes lectures m'entraînent sur des terres insolites, depuis quelques temps. Je me suis pris de sympathie, relativement récemment, pour Denys d'Halicarnasse, un historien du premier siècle avant Jésus Christ et ai commencé la lecture de ses Antiquités romaines. Denys est un Grec de culture romaine qui veut démontrer que les Romains sont des Grecs, c'est à dire d'origine grecque. Bien évidemment, une telle assertion l'amène à examiner de près le statut des Troyens, puisqu'il avalise l'idée que c'est bien Énée, un survivant de la Guerre de Troie qui est venu en Italie et est l'ancêtre des fondateurs légendaires de Rome, Romulus et Rémus.
Or, au chapitre 77 du livre I, je trouve ces lignes qui n'ont pas laissé de me surprendre :
Porcius Caton ne se base pas sur la chronologie grecque, mais est aussi attentif que n'importe quel auteur quand il s’agit des dates de l'histoire antique : il place la fondation quatre cents trente-deux ans après la guerre de Troie; et comparant cette date aux Chroniques d'Ératosthène, cela correspond à la première année de la septième olympiade. Que la méthode d'Ératosthène soit valable, je l’ai montré dans un autre traité, où j'ai également montré comment la chronologie romaine doit être harmonisée avec celle des Grecs.
Voyons voyons, prenons une calculette : Rome est censée avoir été fondée en 753 avant Jésus Christ. Donc, 432 années + 753, cela donne 1184 avant Jésus-Christ comme date de fin de la Guerre de Troie. Or, il se trouve que j'ai lu il y a un certain temps l'ouvrage de l'archéologue français Henri Van Effenterre (+ 2007), Mort à Mycènes. Il a visité à plusieurs reprises le site de Troie, et il semble à peu près établi qu'une guerre importante (il y en aurait eu plusieurs) a eu lieu vers la fin du 13ème siècle avant Jésus-Christ, c'est à dire vraiment très proche de la date donnée par Denys d'Halicarnasse, Ératosthène et Porcius Cato.
Mais comment font-ils ? Les Grecs, à l'époque de Thucydide, ignoraient quasiment l'existence de la civilisation mycénienne, qui s'était effondrée à peu près dans ces eaux-là. Il y a eu donc quasiment quatre siècles de temps obscurs, sans écriture au début ni centre politique en Grèce, sans parler de l'Italie où il n'y avait rien en dehors des Étrusques (et encore, à partir du 10ème siècle seulement).
La seule explication, c'est la puissance de la tradition orale. On l'ignore, mais la première version écrite de l'Iliade est fort tardive. En réalité, pendant un bon moment, elle ne s'est transmise que de bouche d'aède à oreille d'aède.
Nos civilisations modernes tendent (ou en tout cas, ont longtemps tendu) à mépriser cette tradition orale dès qu'il s'agit de s'appuyer sur elle pour établir des faits scientifiques, particulièrement dans les domaines historiques et archéologiques. Caton l'Ancien et Ératosthène écrivent aux alentours du 3ème siècle avant Jésus-Christ, soit plus de 800 ans après les faits. Et pourtant, ils ont réussi à dater l'effondrement de Troie avec une extraordinaire précision. Qui l'eût cru ?
Un vieux proverbe latin dit que les paroles volent tandis que les écrits restent. Elles volent peut-être, les paroles, mais elles perdurent pourtant bien plus longuement que les écrits dans bien des cas.
Les Druides se sont transmis un savoir ancestral de bouche à oreille pendant des générations, et on les considérait comme les Gaulois les plus savants de leur temps.