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Leconte de Lisle

  • La Tristesse du Diable

    Silencieux, les poings aux dents, le dos ployé,
    enveloppé du noir manteau de ses deux ailes,
    sur un pic hérissé de neiges éternelles,
    une nuit, s’arrêta l’antique foudroyé.
    La terre prolongeait en bas, immense et sombre,
    les continents battus par la houle des mers ;
    au-dessus flamboyait le ciel plein d’univers ;
    mais lui ne regardait que l’abîme de l’ombre.
    Il était là, dardant ses yeux ensanglantés
    dans ce gouffre où la vie amasse ses tempêtes,
    où le fourmillement des hommes et des bêtes
    pullule sous le vol des siècles irrités.
    Il entendait monter les hosannas serviles,
    le cri des égorgeurs, les te deum des rois,
    l’appel désespéré des nations en croix
    et des justes râlant sur le fumier des villes.
    Ce lugubre concert du mal universel,
    aussi vieux que le monde et que la race humaine,
    plus fort, plus acharné, plus ardent que sa haine,
    tourbillonnait autour du sinistre immortel.
    Il remonta d’un bond vers les temps insondables
    où sa gloire allumait le céleste matin,
    et, devant la stupide horreur de son destin,
    un grand frisson courut dans ses reins formidables.
    Et se tordant les bras, et crispant ses orteils,
    lui, le premier rêveur, la plus vieille victime,
    il cria par delà l’immensité sublime
    où déferle en brûlant l’écume des soleils :
    - les monotones jours, comme une horrible pluie,
    s’amassent, sans l’emplir, dans mon éternité ;
    force, orgueil, désespoir, tout n’est que vanité ;
    et la fureur me pèse, et le combat m’ennuie.
    Presque autant que l’amour la haine m’a menti :
    j’ai bu toute la mer des larmes infécondes.
    Tombez, écrasez-moi, foudres, monceaux des mondes !
    Dans le sommeil sacré que je sois englouti !
    Et les lâches heureux, et les races damnées,
    par l’espace éclatant qui n’a ni fond ni bord,
    entendront une voix disant : Satan est mort !
    Et ce sera ta fin, œuvre des six journées !

    Leconte de Lisle, Poèmes barbares, 1872